Lettre au Général Mamadi Doumbouya : la stratégie de la force contre le temps– Écrasons l’infâme! (Par Alpha Bacar Guilédji).

Paris, le 19 octobre 2025

Général,

Tu as fait irruption dans l’histoire de ton pays comme une promesse. Ce 5 septembre 2021, lorsque tu es sorti du camp avec tes hommes, le peuple a cru voir en toi un espoir, une délivrance, la fin d’un cycle d’humiliation et de dérive. Tu parlais de refondation, de justice, de dignité. 

Tes mots semblaient clairs, ta voix assurée, ton geste libérateur. Mais les années ont passé, et les promesses se sont effacées sous les pas lourds de la peur. La refondation s’est dissoute dans la confiscation. La transition, qui devait donner la parole au peuple, est devenue un pouvoir, et le pouvoir une obsession.

Tu es soldat d’élite. Tu connais la rigueur, la stratégie, l’art de la manœuvre. Mais tu sembles avoir oublié la plus haute leçon de la guerre: la vraie victoire est celle qu’on obtient sans combattre. Tu mènes bataille contre ton propre peuple, contre les partis politiques, contre la société civile, contre la parole. Tu confonds la conquête avec la paix, la peur avec l’ordre. 

Mais la victoire sur les tiens n’est pas un triomphe : c’est une blessure. La force qui se tourne vers l’intérieur finit toujours par se consumer.

Le chronogramme convenu avec la CEDEAO devait s’achever le 31 décembre 2024. Tu en avais fait un symbole d’honneur, un engagement devant la région, la nation et tu l’as même formalisé dans un texte officiel sur lequel tu avais prêté un serment solennel. Mais tu l’as trahi sans un mot d’explication. 

Le 21 septembre, un référendum constitutionnel, organisé dans un climat de contrainte et d’exclusion, a donné naissance à une Constitution que personne n’a vue venir et que personne n’a pu débattre. 

Elle t’ouvre la voie à une élection présidentielle fixée au 28 décembre, à laquelle tu es le seul véritable protagoniste. Les partis représentatifs ont été dissous, leurs leaders pourchassés ou exilés, leurs militants intimidés. Tu as réduit le champ politique à un monologue. Tu as préféré la soumission des consciences à la libre confrontation des idées. Et dans ce vide, tu crois régner.

Tu disposes de la force, des armes, des institutions, de la manne financière, de la justice que tu contrôles. Tu as domestiqué le CNT, transformé la CRIEF en outil de neutralisation politique, verrouillé les médias. Tu es entouré d’hommes qui t’obéissent, parfois par conviction, souvent par peur ou intérêt. Tu es soldat. Tu connais la discipline, l’obéissance et la hiérarchie. Tu sais que toute stratégie repose sur l’adaptation. 

Pourtant, depuis trois ans, tu t’enfermes dans une posture rigide : celle de la peur. Peur de la contestation, peur de l’opposition, peur du dialogue, peur du changement. Tu multiplies les arrestations, tu réduis les libertés, tu encourages les défections, tu neutralises les consciences. 

Mais ce n’est pas ainsi qu’un soldat gagne la paix. Ce n’est pas ainsi qu’un chef construit la confiance. Le pouvoir qui gouverne par la peur finit toujours par la subir. Souviens-toi : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’y asseoir. La peur est un ciment qui se fissure dès qu’il sèche.

Tu aurais pu être le chef d’un passage historique — celui qui rend à la Guinée sa respiration et à l’État sa dignité. Tu aurais pu incarner la rupture entre l’État des privilèges et celui du devoir. Tu aurais pu marquer la mémoire nationale comme celui qui rendit la République à son peuple. 

Mais tu as préféré l’autorité à la raison, la force à la parole. Comme le rappelait Machiavel, un dirigeant soutenu par le peuple doit savoir en préserver l’amitié, car c’est d’elle que vient la véritable force du pouvoir. Tu as perdu cette amitié, Général, et nul pouvoir, fût-il armé, ne résiste longtemps à l’indifférence ou à la colère de son peuple.

Autour de toi, le silence est organisé. Ceux qui te craignent t’acclament. Ceux qui t’obéissent se taisent. Tu vis au centre d’une tranquillité factice, entouré d’hommes qui te disent ce que tu veux entendre. Mais cette paix-là n’est pas la paix : c’est une anesthésie. 

Ce désordre intérieur prospère parce qu’il s’appuie sur un ordre extérieur — celui, plus cynique, des intérêts. En dépassant le chronogramme et en imposant un référendum sans pluralisme, tu n’as rencontré aucune résistance sérieuse. La CEDEAO s’est tue, l’Union africaine s’est détournée, les chancelleries ont préféré la stabilité des contrats à la fidélité des principes. Les entreprises exploitent, les bailleurs financent, les diplomates applaudissent la “stabilité” — mot hypocrite qui désigne la paix des puissants sur les ruines du droit.

Ce silence n’est pas neutre : il est complice.

C’est dans le projet Simandou que cette duplicité atteint son comble. On le présente comme une victoire nationale, mais il n’est qu’un théâtre de rivalités étrangères. Rio Tinto, Winning Consortium, la Chine, Singapour, la Finlande, l’Allemagne, les États-Unis, l’Inde : chacun avance ses pions, et toi, tu crois diriger la partie. 

Mais c’est une partie où les règles sont écrites ailleurs. Les contrats sont opaques, les formations absentes, les retombées locales dérisoires. 

Tu dis vouloir industrialiser la Guinée, mais tu n’en formules pas la condition première : la maîtrise nationale des compétences. Cheikh Anta Diop l’avait dit avec une lucidité prophétique : l’Afrique ne sera libre que lorsqu’elle contrôlera la production et la distribution de ses richesses. Tu fais aujourd’hui de cette dépendance un argument de fierté.

Les rails qu’on construit ne sont pas des routes de développement, mais des veines ouvertes où s’écoule la substance d’un pays qui s’ignore. Fanon l’avait prévenu : quand les richesses d’un pays ne servent pas son peuple, elles deviennent les chaînes de sa servitude.

L’économie que tu diriges aujourd’hui n’est pas une rupture, mais une répétition. Sékou Touré avait fait de l’État l’unique acteur, au nom de la révolution ; Lansana Conté, lui, a livré le pays au marché, au nom de la modernisation. Le premier avait politisé la misère, le second l’a privatisée. Mais tous deux ont personnifié l’économie — l’un par l’idéologie, l’autre par le clientélisme. 

Et de l’un à l’autre, la Guinée n’a cessé de dépendre du dehors, sans jamais se transformer de l’intérieur. Alpha Condé, enfin, se présente comme le président de la rupture. Il parla de refondation, de gouvernance, de transparence, mais sa gouvernance économique fut la version policée du même échec : la dépendance habillée de discours. 

Tous trois promirent la souveraineté, mais tous trois la vendirent à crédit. 

De la Révolution à la Réforme, la même logique s’est perpétuée : un État sans production, un pouvoir sans partage, une richesse sans nation. 

Tu prétends refonder, mais tu perpétues. Ce que tu appelles “refondation” n’est que la continuité d’un vieux modèle : celui d’un État qui distribue la richesse au lieu de la produire, qui gouverne par la rente au lieu de la vision.

Tu n’es pas sans mémoire, Général. Tu sais ce que la Guinée a déjà vécu. Sékou Touré proclama la liberté, puis la transforma en instrument de terreur. La Révolution devint soupçon, et la patrie un camp de surveillance. 

Après lui, Lansana Conté promit la stabilité, mais il gouverna par la lassitude et la peur. Puis vint le CNDD de Moussa Dadis Camara, qui, au nom de la rectitude, fit couler le sang des innocents dans le stade du 28 septembre, souillant l’uniforme de la République et la conscience de la nation. Enfin, Alpha Condé, l’opposant historique devenu président, fit de la démocratie un slogan creux, trahissant sa propre légende par la quête d’un troisième mandat.

Et aujourd’hui, toi, Mamadi Doumbouya, tu sembles répéter ce cycle infernal des promesses trahies. Comme tes prédécesseurs, tu confonds la durée avec la légitimité, la force avec la justice, le silence du peuple avec son consentement. Chaque régime né d’un rejet finit par reproduire ce qu’il prétendait abolir. Chaque libérateur finit par devenir gardien de sa propre forteresse.

Tu es encore jeune. L’histoire t’offre une chance que peu d’hommes reçoivent : celle de te racheter avant qu’elle ne t’efface. Si tu écoutais la voix de la raison plutôt que celle de la peur, tu comprendrais que la vraie force n’est pas dans la domination, mais dans la maîtrise de soi. 

La grandeur d’un chef, ce n’est pas de durer, c’est de savoir partir avant que le pouvoir ne l’abîme. De Gaulle l’a fait en 1969, Senghor en 1980, Amadou Toumani Touré en 1992, Mandela en 1999. Tu peux encore choisir cette voie, celle de l’honneur, du retrait, de la dignité retrouvée. 

Tu pourrais rouvrir le dialogue, libérer les détenus politiques, restaurer les partis, rendre au peuple le droit de choisir. Tu pourrais devenir l’homme qui a mis fin, non pas à un régime, mais à la spirale.

Tu gagneras peut-être encore quelques batailles — celles des apparences, des urnes verrouillées, des silences imposés. Mais la guerre contre le temps, contre la vérité, contre la mémoire, tu ne la gagneras jamais. L’histoire finit toujours par rattraper ceux qui la défient. Elle ne se trompe jamais de camp. Et lorsque les peuples reprennent la parole, leurs voix sont plus fortes que les armées.

Souviens-toi : gouverner, ce n’est pas conquérir. C’est servir. Et servir, c’est savoir s’effacer. 

Dans la guerre du pouvoir contre l’Histoire, il n’y a qu’un seul vainqueur : le temps. Le temps, qui emporte les mensonges et ne garde que la vérité. Le temps, qui efface les statues et ressuscite les consciences. Le temps, qui finit toujours par rendre au peuple ce qu’on lui a volé.

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